Sur Terre, près de 5 milliards d’individus possèdent un smartphone et 4 milliards ont accès à Internet. Ca fait un sacré bout de monde non ? Chacune de ces personnes est confrontée quotidiennement aux interfaces des technologies numériques. Applications mobiles, sites internet… Nous les consultons chaque jour. Vient alors la question de la conception et du design de ces interfaces. De plus en plus, des voix se lèvent pour dénoncer les dérives d’un design au service des entreprises et de leurs profits. Addiction au numérique, économie de l’attention, manipulation des utilisateurs… Voici comment le design d’attention agit sur nos comportements.

Sommaire

  • Le design de l’attention : comment persuader les utilisateurs
  • Garder l’attention : créer des habitudes pour créer l’addiction
  • Un exemple concret de design de l’attention
  • Biais cognitifs
  • Dark patterns

Les dérives du design “traditionnel”

Les technologies que nous utilisons tous les jours ont pour but de nourrir un objectif : celui de l’entreprise qui l’a conçue. Pourquoi ? Car ces technologies ne peuvent exister que si les entreprises qui les créent continuent de vivre. En d’autres termes, pour que la technologie continue d’exister, l’entreprise qui l’a conçue doit perdurer. Logique. En cela, lorsque nous utilisons une application mobile, celle-ci est designée pour que nous, utilisateurs, soyons utiles à l’entreprise qui l’a conçue. Que se soit par le biais d’un achat, d’un téléchargement, d’un abonnement à une newsletter ou simplement par du temps passée dessus, toute interface est donc designée pour nous faire aboutir à ce que l’entreprise veut

Cela ne veut pas dire que notre expérience sur ces interfaces n’est pas positive, simplement que celle-ci peut être détournée pour nourrir les objectifs des entreprises et ce, sans même que l’on ne s’en rende compte.

Le design d’attention : comment persuader les utilisateurs

Pour arriver à leurs fins, les entreprises persuadent les utilisateurs des actions à faire par le design de leurs technologies. Le design de l’interface va influencer l’utilisateur sur son comportement de manière inconsciente : c’est ce qu’on appel le persuasive design ou design de l’attention. Dans cette interview, l’ex philosophe produit Google pendant 3 ans, Tristan Harris, explique ce type de design. Concrètement, pour lui, le design d’attention revient à se poser ces questions : “comment tu conçois un formulaire pour que les gens le finissent ? Si tu veux que quelqu’un ouvre un mail, comment tu le fabriques pour que ça soit le cas ?“

Cela ne semble pas être le mal incarné, nous en sommes d’accord. Tout concepteur design un produit pour que celui-ci fasse réagir de manière positive les utilisateurs et pour créer du lien avec l’entreprise mais là où le design devient négativement impactant, c’est quand celui-ci joue avec notre cerveau et nous pousse à agir. Cela sans que l’on ne s’en rende compte et dans la volonté de l’entreprise. La question de l’éthique dans le design se pose dès lors que celui-ci nous enlève notre pouvoir de choisir librement. Il y a une différence entre mettre en avant un produit ou une façon de convertir (achat, newsletter) et influencer un utilisateur pour qu’il convertisse avec l’entreprise sans que celui-ci l’ait voulu à la base. Les dérives du persuasive design ou design de l’attention, peuvent s’apparenter à une manipulation des utilisateurs.

[bctt tweet= » La question de l’éthique dans le design se pose dès lors que celui-ci nous enlève notre pouvoir de choisir librement. »]

Garder l'attention : créer des habitudes pour créer l’addiction

Le persuasive design a été théorisé par Nir Eyal au début des années 2000 dans son livre Hooked : comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes. Dans ce livre, il théorise un cycle (hook, littéralement hameçon en français) de 4 actions qui créent une habitude : déclencheur – action – récompense – investissement. Une habitude formée de ces 4 étapes clés devient ancrée. Dans une habitude, le cerveau va arrêter de s’impliquer pour faire l’action et nous n’avons donc pas à penser consciemment pour l’exécuter. Il s’avère que de nombreuses entreprises utilisent ce concept sur leurs technologies pour faire produire inconsciemment des actions aux utilisateurs. Cela paraît flou pour vous ? Voici le fonctionnement de ce cycle:

  • Déclencheur : il y en a de deux sortes. Les déclencheurs internes sont nos émotions et sentiments parfois inconscients. Cela peut par exemple être un sentiment d’ennui. Deuxièmement, les déclencheurs externes. Ces éléments dépendent du contexte et de l’environnement et vont nous pousser à agir, comme une notification Twitter par exemple.
  • Action : Nos précédent déclencheurs vont nous mener à une action. Dans l’exemple, pour les déclencheurs “ennui” et “notification Twitter”, nous avons une action : ouvrir l’application.
  • Récompense : qu’est-ce que l’utilisateur va avoir en bénéfice en allant faisant cette action ? Dans l’exemple ce sera voir qu’une nouvelle personne le suit, trouver du contenu qu’il aime… Selon Nir Eyal, « Il faut nous habituer à associer une action et une récompense, mais pas de façon systématique. Savoir qu’il y aura quelque chose, mais ignorer quoi : c’est le cœur du « hook ». Avec une récompense variable, les utilisateurs ne pourront prédire ce qu’elle sera, ce qu’il y a derrière la notification et ils referont donc le cycle sans ressentir de lassitude.
  • Investissement : quel est le petit travail que l’utilisateur aura à faire pour augmenter ses chances de revenir (et donc de le récompenser) ? Pour recommencer ce cycle à l’infini, l’utilisateur va devoir faire un petit travail. Ce travail, par exemple poster une photo, va l’amener à un prochain déclencheur, une notification d’un like par exemple.
design de l'attention : the hook exemple twitter

Ainsi de suite, l’utilisateur va donc exécuter cette boucle de manière inconsciente et revenir constamment sur l’application. Cette formule a le pouvoir de nous rendre addicts à une technologie sans que nous ne nous en rendions compte. Cette méthode, utilisée en UX design, (design de l’expérience de l’utilisateur) va amener naturellement au questionnement de l’éthique.

Certains designs présents sur les réseaux sociaux contribuent à ce cycle sans fin. Un élément design très connu et rentré dans l’inconscient quotidien, est la roue de chargement présente sur les réseaux sociaux. Aussi appelée “pull to refresh”, cette petite roue insignifiante a été conçue sur l’exemple des leviers des machines à sous. À chaque fois que l’on actionne cette roue ou levier nous savons que nous avons la possibilité d’avoir une récompense (des nouvelles publications) mais pas laquelle (une publication sur quoi ? de quel ami ?). Scroller cette roue va agir comme une action vers l’obtention d’une récompense. La récompense est variable, les publications ne sont jamais les mêmes, alors nous retournons donc constamment sur l’application.

Un exemple concret de design d'attention

Le cas Snapchat

Essayons de comprendre au mieux le questionnement de l’éthique derrière le design de l’attention. Dans cette vidéo, Tristan Harris explique concrètement en quoi le persuasive design peut être bon ou mauvais. Pour cela, il prend deux exemples : 

Le premier, Snapchat et ses flammes. Cette fonctionnalité comptabilise le nombre de jours d’affilés où vous avez parlé avec un ami. Il incite donc les utilisateurs à revenir sur la plateforme chaque jour pour garder ses flammes, cela en devient donc une habitude avec le cycle que nous avons vu précédemment : 

  • Déclencheur : “il faut que j’envoie une photo aujourd’hui ou je vais perdre mes flammes”
  • Action : envoyer la photo à l’ami en question sur l’application
  • Récompense : les flammes sont maintenues
  • Investissement : la photo que j’ai envoyée va augmenter mon compteur et m’inciter à revenir demain.

Ce cycle définit, il explique en quoi cela pose un problème : “le but du persuadant (l’entreprise Snapchat) est différent de celui qui est persuadé (l’utilisateur).” Ici, les ingénieurs chez Snapchat ont pour but de faire revenir les utilisateurs tous les jours sur leur plateforme. L’utilisateur, quant à lui, n’a généralement pas de but précis en utilisant cette fonctionnalité. C’est là où, comme l’explique Tristan Harris, l’objectif des utilisateurs (persuadés) devient l’objectif des persuadants, et ce, inconsciemment. Pour faire clair, les utilisateurs continueront à utiliser cette fonctionnalité à l’infini sans qu’ils ne l’aient consciemment choisi. 

Opposition : l'application de méditation

Pour mieux comprendre, Tristan Harris ajoute à cet exemple un opposé : une application de méditation. Imaginons cette même fonctionnalité qui comptabilise le nombre de jours consécutifs où une personne a méditer. Ce même cycle à 4 étapes serait alors bénéfique autant pour l’application que pour l’utilisateur car une seule chose change : l’objectif de l’entreprise est le même que celui de l’utilisateur. On suppose qu’en téléchargeant une application de méditation, l’utilisateur a pour but de méditer. Dans ce cas précis, un compteur va inciter l’utilisateur à revenir sur l’application et méditer.

The hook fait donc partie intégrale du design de l’attention. De part des interfaces entièrement conçues pour garder l’attention de l’utilisateur, les entreprises nous font revenir sur leur plateforme. Mais pourquoi veulent-ils nous garder actifs sur leurs plateformes ? Pour la plupart, elles sont gratuites. Leurs revenus viennent donc de la publicité affichée et/ou des données qu’elles récoltent de nos utilisations puis vendent. Plus nous restons actifs et revenons souvent sur leurs plateformes, plus ces entreprises vont gagner de l’argent. « Si c’est gratuit, vous êtes le produit« , citation connue, est représentative de ces méthodes.

Quand le design d'attention joue avec nos cerveaux

Biais cognitifs

Pour arriver à leurs fins, les entreprises tirent bénéfices de plusieurs leviers notamment nos biais cognitifs. Comme l’explique bien cet article, “ un biais cognitif est un mécanisme de pensée à l’origine d’une altération du jugement. À cause des biais cognitifs, la prise de décision de l’individu sera faussée.” Les biais cognitifs sont souvent utilisés en UX design (design de l’expérience utilisateur) pour anticiper les volontés et actions de l’utilisateur. Dans un context positif, ces biais cognitifs peuvent donc être étudiés pour faciliter la navigation de l’utilisateur au sein d’une interface en comprenant mieux ses intentions. Les designers réfléchissent à toutes les décisions possibles qu’il peut prendre et qui construiront son cheminement sur l’interface. Ils peuvent ainsi designer l’interface pour qu’elle soit la plus simple et intuitive possible.

Cependant, les biais cognitifs peuvent servirent dans le cadre du design de l’attention. Cet essai prend exemple sur les politiques de confidentialité et les cookies. La façon dont l’entreprise présentera la collecte de données va conditionner notre niveau de divulgation de celles-ci. En cadrant la présentation uniquement sur ses points positifs, nous avons plus de probabilité de divulguer nos données. Ainsi les phrases types : «si vous n’autorisez pas les cookies, la fonctionnalité du site Web sera diminuée» vous montrent les aspects positifs des cookies et vous pousseront plus facilement à les accepter.

Dark patterns

Les dark patterns sont des caractéristiques du design d’interface (UI) conçues pour piéger les utilisateurs à faire des actions qu’ils n’avaient pas l’intention de faire au départ mais qui bénéficient à l’entreprise en question. 

Un exemple de dark pattern concret est la suppression d’un compte Amazon. L’acte de supprimer son compte ne va pas dans le bénéfice d’Amazon et l’entreprise vous fait donc vivre un enfer pour le supprimer. Cette vidéo retrace tout le chemin de bataille pour arriver à supprimer son compte. Harry Brignull qualifie ce type de dark patterns comme un “roach motel” : un design où il est très facile de rentrer dans une situation (créer son compte) et difficile de sortir (suppression du compte). 

Pour reprendre l’exemple des réseaux sociaux cités plus haut, on peut voir des designs avec le même but : garder l’utilisateur sur la plateforme. On retrouve cette volonté dans le scroll infini. Ce scroll s’oppose à la pagination qui nous aide à nous arrêter lorsque l’on voit que nous avons parcourus 10, 15 ou 30 pages. Ici, il n’y a pas de limite au scroll, on ne voit donc que les contenus défilés sans savoir depuis combien de temps/pages nous sommes dessus. Facile d’y entrer, compliqué d’arrêter !

Conclusion

Le design fait partie intégrante de la conception d’une technologie, il formatera la relation entre l’utilisateur et la plateforme. La combinaison de tous ces designs, autant UI (design d’interface) qu’UX (design d’expérience), nous guident dans notre navigation et la formate au gré de l’entreprise qui l’a conçue. Cela donne une illusion de contrôle à l’utilisateur mais c’est en réalité tout l’inverse. Plus nous sommes informés et sensibilisés à ce type de pratiques, moins nous risquerons d’agir en dehors de notre volonté. Heureusement, il existe des alternatives lancées pour former un design plus éthique et responsable. De plus en plus de designers se mobilisent pour concevoir des interfaces de manière plus responsable. Nous en parlerons dans un prochain article.

A propos de l'auteur

Alizée Colin

Fondatrice & rédactrice

UX/UI designeuse, j’aspire à recentrer le web et ses outils dans un objectif de bien commun, tant bien environnemental que social. Nous sommes dans une ère où nous nous devons de réinventer notre manière de concevoir et de communiquer. Le numérique responsable en fait partie. Changeons les choses.

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