Au cœur de la communication et de nombreux services aujourd’hui, penchons-nous sur le phénomène de gamification. Abordons son rôle dans l’adoption de comportements durables ou, au contraire, dans un numérique gadget. L’intégration du jeu dans les services numériques est-elle pertinente pour lutter contre l’urgence climatique ?
Qu’est-ce que la gamification et comment s’est-elle intégrée aux services digitaux ?
Commençons premièrement par définir ce qu’est la gamification. La gamification consiste à rapporter les mécaniques propres aux jeux à des domaines ou services extérieurs. On peut notamment retrouver des quiz pour calculer son empreinte carbone, des challenges quotidiens pour limiter sa consommation de plastique, ou encore des badges lorsque l’on réussit ces actions.
Cette gamification aurait alors pour objectif d’améliorer une offre ou expérience voire même, pour certains, “résoudre des problèmes de la vie réelle.” L’incorporation de mécanismes du jeu rend en effet l’expérience plus ludique, motivante et compréhensible pour l’utilisateur.
La gamification pour résoudre la crise climatique ?
L’utilité de l’intégration de la gamification dans des services extérieurs à cet univers est de générer des émotions positives chez l’utilisateur. La gamification permet de sécréter de la dopamine, hormone du bonheur qui va faire ressentir du plaisir à la personne. Lorsque l’utilisateur est dans ce jeu, nous le laissons seul expérimenter mais nous l’accompagnons et le récompensons. Ce juste milieu permet un boost de motivation chez celui-ci et va le stimuler à continuer.
Dans son Ted Talk “Gaming can make a better world”, Jane McGonigal explique les qualités transmises aux utilisateurs par le jeu. Elle définit d’abord la notion d’epic win : “un résultat si extraordinairement positif que vous ne saviez même pas qu’il était possible avant de l’avoir atteint.” Nous pouvons tout à fait comprendre les émotions portées par cette réussite et l’hormone sécrétée : la dopamine.
Notre motivation face à la résolution de problèmes
Chaque personne sur Terre aime fondamentalement cette sensation et les jeux nous motivent à la ressentir. Selon Jane, le chemin vers un epic win amène une concentration intense et une grande volonté. Elle affirme que l’ensemble de ce parcours nous rend virtuoses de plusieurs choses :
- Optimisme urgent : la volonté d’agir rapidement pour résoudre un problème combiné à l’espoir raisonnable de réussir, en sachant que c’est possible
- Tisser des liens sociaux : cela demande de la confiance de jouer à des jeux avec quelqu’un, de collaborer.
- Productivité merveilleuse : nous sommes plus heureux en travaillant qu’en se relaxant
- Un sens héroïque : les joueurs aiment se voir attribuer des missions motivantes, dans des histoires à l’échelle de la planète
Lorsque nous prenons ces éléments, nous pouvons voir qu’ils sont entièrement calquables sur le monde réel. Ces composants évoqués sont ceux qui viennent former une victoire dans un jeu. Dans la vraie vie, les “epic win” peuvent être comparées à une résolution d’un problème environnemental ou une avancée majeure face à l’urgence climatique, perpétrée par une communauté entière.
Dans ce cas, comment perpétuer des milliards de “réussites” dans la vraie vie ? Pour cela, il nous faut comprendre l’écart entre ces deux mondes. Seul élément changeant que Jane explique : les personnes sont plus motivées dans les jeux que dans la vraie vie. En effet, cela est dû aux multiples récompenses et aux feedbacks positifs émis dans le jeu. Ceux-ci n’existent pas ou peu dans nos activités de tous les jours.
L’utilité et l’impact des serious games
Passons à quelques exemples concrets de gamification dans le cadre d’un projet à impact positif. Ici, parlons des serious games. Ces jeux ont pour but de sensibiliser à des difficultés environnementales, sociales ou encore humanitaires de manière ludique et pédagogique.
Terrabilis
Le premier jeu s’appelle Terrabilis. Ce serious game multijoueur et numérique a été présenté à la COP21 et a été récompensé par le ministère de l’écologie. L’objectif ? Chacun est à la tête d’un pays, ainsi que de son développement. Vous disposez de ressources, d’argent et d’énergie pour cela. Cependant, chacune de vos décisions (la construction d’un aéroport ou la création d’associations) aura indéniablement un impact sur les autres joueurs et la planète. Adoptez une stratégie de développement durable en vous appuyant sur les ressources du jeu et gagnez en popularité. Ce jeu est intéressant de part son initiation globale à la compréhension des enjeux internationaux. La collaboration, l’apprentissage d’informations du monde réel ou encore les impacts retranscrits permettent une sensibilisation pour les petits et les grands.
World without oil
Parlons d’un deuxième exemple pour continuer sur notre lancée. World without oil est un jeu vidéo éphémère réalisé en partie par Jane McGonigal, évoquée plus tôt. Ce jeu a transporté pendant 30 jours 1700 joueurs dans un monde en plein pénurie d’essence. Explosion des prix, hausse de la criminalité, difficultés de production de nourriture… Le serious game est calquée sur la zone géographique de chaque joueur pour lui montrer son environnement, entièrement impacté. Ce jeu fictif se retrouve cependant lié à la vie réelle, car chaque joueur vit réellement comme si cette pénurie était réelle. Les échanges entre les joueurs leur ont permis de trouver des solutions et alternatives pendant cette crise. Jane évoque dans sa conférence l’aboutissement du jeu. Suivis trois ans après le jeu, la plupart des joueurs “ont conservé les habitudes apprises dans ce jeu.”
Y a-t-il une facette néfaste à cette gamification ?
Lors de son Ted Talk, Alexandre Mézard nous expose les différentes facettes de la gamification dans le numérique à impact. Dans tout cet univers, il aborde 3 paradoxes. Ceux-ci vont contrebalancer ce que nous disions précédemment, en apportant à la gamification l’aspect totalement inverse au numérique responsable.
Les services numériques à impact nous déresponsabilisent t-ils ?
Le premier paradoxe évoqué est que les services numériques à impact nous déresponsabilisent. Et ce, tout en mettant sur nos épaules le poids de la résolution des problèmes environnementaux. En nous montrant les comportements à avoir, ces services-là nous amènent à penser que nous seuls pouvons résoudre les problèmes de ce monde : “ils fonctionnent comme des assistances personnels de comportements responsables.”
On peut alors soulever deux ressentis. D’un côté le sentiment de culpabilité face à la crise environnementale. De l’autre, l’impression que seuls les comportements présentés dans ces services vont aider le monde. L’accumulation de ces ressentis peuvent-ils amener à des comportements bénéfiques pour la société ? La culpabilité a plutôt tendance à diminuer la volonté d’agir. Il est difficile de voir comment elle peut être éliminée face à un service numérique.
Gamification & design d’attention
Deuxièmement, Alexandre Mézard évoque la déviance de la gamification au service du design d’attention. Pour rappel, ce design a pour but de nous garder le plus longtemps possible sur la plateforme. Sa stratégie est dirigée directement par nos biais cognitifs et la création de dopamine, l’hormone du bonheur. Alexandre Mézard expose donc 5 comportements valorisés par la dopamine, que Sébastien Bohler, neurobiologiste a identifié :
- Accumuler
- Séduire
- Acquérir du pouvoir ou de la reconnaissance sociale
- Collecter le maximum d’informations sur notre environnement
- Tout cela avec le moindre effort possible
Toutes ces phases complétées nous apportent donc un “shot de dopamine” qui est à l’essence-même du design de l’attention. On peut imaginer un badge reçu après avoir fait un quiz pour calculer notre empreinte carbone. Nous n’avons pas effectué d’action positive pour la planète dans la vie réelle. Cependant, nous avons ce shot de dopamine qui va nous faire croire que nous avons réalisé une bonne action. Cette poussée de dopamine va nous faire revenir continuellement sur la plateforme. Cette stratégie est présente dans la gamification, notamment pour des services à impact. Ne serait-ce pas à l’inverse de ce que prônent ces interfaces à la base ?
L’effet rebond
Est-ce réellement bénéfique de développer un service pour réduire la crise environnementale en sachant que lui-même a un impact ? Ces jeux visant à réduire notre consommation ou notre pollution n’appliquent pourtant pas la notion de sobriété. Nous l’avons évoqué précédemment : ils peuvent être designés de sorte à vous faire revenir. Et donc, à consommer de notre temps ou argent. Ce paradoxe est représentatif d’une digitalisation accrue et de plus en plus présente. Cependant, est-elle toujours nécessaire ? Lorsque celle-ci est utile, je pense que oui mais il est de notre devoir de ne pas tomber dans le gadget. Et c’est en cela que l’effet rebond peut être retrouvé sur ces plateformes. Nous avons l’impression de bien agir et elles sont designées pour nous faire revenir. Alors pouvons arriver, dans le pire des cas, à faire des actes bénéfiques minimes dans la vraie vie et à sur-utiliser des plateformes qui ne sont pas réellement utiles.
Conclusion
Alors que penser de la gamification dans un projet à impact positif ? Les services numériques à impact peuvent être une introduction à un sujet important. Comme nous l’avons vu dans les serious games, une sensibilisation performante est possible. Le format jeu ou l’intégration de la gamification peut aussi faire un pont pour mêler pédagogie et divertissement.
Cependant, les exemples d’Alexandre Mézard nous montrent que les mécaniques employées peuvent, dans certains cas, se rapprocher du design d’attention. Cette forme de design est à l’encontre de toute sobriété. Comment trouver le juste milieu ? Chacun peut trouver une utilité dans la gamification de services numériques à impact. Gardons notre sens critique face à leur conception, pour une meilleure utilisation. Cet article a pour but d’ouvrir la discussion sur ce sujet, car elle peut être infinie.
Photo de couverture par Erik Mclean
A propos de l'auteur
Alizée Colin
Fondatrice & rédactrice
UX/UI designeuse, j’aspire à recentrer le web et ses outils dans un objectif de bien commun, tant bien environnemental que social. Nous sommes dans une ère où nous nous devons de réinventer notre manière de concevoir et de communiquer. Le numérique responsable en fait partie. Changeons les choses.
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