Alors que le numérique recrute à tour de bras et que son économie est des plus florissantes, on ne trouve en 2022 que 27% de femmes dans les métiers du numérique en France (produit, marketing, RH au sein de startups…), et seulement 15% dans les métiers « tech » (programmeuse, développeuse, directrice technique…).

Secteur du « monde de demain » drogué à l’innovation et souvent montré comme un secteur progressiste et disruptif avec l’ancien monde, pourquoi manque-t-on encore de femmes ? Où en sommes-nous de la mixité dans les métiers du numérique ? Comme dirait Patrick Juvet, où sont les femmes ?

Où en sommes-nous ?

Aujourd’hui, en France, le secteur de la tech est l’un des plus masculins avec le BTP, l’armée et le transport routier. La majorité des entrepreneurs du secteur, CEO de big techs, ayant une place au sein de la direction d’entreprises du numérique, ou des équipes techniques, sont des hommes.

Ce manque cruel de mixité est la retranscription de nos sociétés actuelles où le sexisme s’immisce au quotidien. Mais il est également l’héritage de l’apparition et de l’évolution du secteur numérique. Comme la FoodTech ou la Tech4Good, les technologies portées par des femmes sont dissociées de celles des hommes, on parle du « marché de la FemTech ». Aucune différenciation ne devrait être faite entre ceux qui développent des technologies. Cette catégorisation est révélatrice d’un besoin d’évolution des mentalités.

Quelle histoire des femmes dans le numérique ?

Revenons en arrière pour mieux comprendre le contexte actuel. Les femmes n’ont pas toujours été les oubliées du numérique. En réalité, ce sont des femmes qui ont inventé la programmation. Ada Lovelace, souvent citée, en est la pionnière au XIXè siècle. Par la suite, les femmes programmeuses ont eu un rôle clé lors de la Seconde Guerre Mondiale aux USA avec l’ENIAC. Dans les années 60, c’est l’équipe de Margaret Hamilton qui a permis de poser le programme Apollo 11 sur la Lune. L’importance des programmeuses de la NASA a notamment été racontée dans Les figures de l’ombre, un film de Theodore Melfi sorti en 2016.

Comment l’histoire a pu-t-elle s’inverser de la sorte ? Dans son ouvrage Les oubliées du numérique, Isabelle Collet fait référence à deux périodes. Avant les années 80, « la programmation était jugée sans valeur à l’époque, seul le travail d’ingénieur en avait ». Les métiers de la programmation découlaient plutôt de ceux du secrétariat, majoritairement menés par des femmes. Les femmes étaient alors très présentes, mais on oubliait leur présence.

C’est après la mise en lumière de ce métier via de belles histoires comme celle d’Apollo 11, que ceux-ci prennent en valeur. Nous arrivons dans notre deuxième période : les années 80 sonnent l’heure de gloire pour les métiers de la programmation. Elle se traduit par une ouverture à la formation aux métiers techniques et l’avènement de l’ordinateur personnel dans les foyers. D’après Isabelle Collet, ces ordinateurs ont plus été mis dans les mains des garçons que des filles, formant un premier écart. C’est ce regroupement des jeunes garçons sur Internet et bidouillant l’ordinateur familial, qui forma la génération que l’on a appelé les « geeks » ou les « nerds ». Elle l’explique dans cet épisode d’Alt12, websérie dédiée aux femmes dans la tech. À force d’expériences sexistes ordinaires, d’orientations des filles vers des métiers « plus féminins », aujourd’hui, les femmes sont oubliées du numérique car n’y sont tout simplement pas.

Pourquoi ce manque de mixité est problématique ?

Comme pour chaque milieu ou secteur, la sous-représentation d’une partie de la population (ici la moitié de l’humanité…) a bien des effets néfastes. La conception et la maintenance de technologies par un segment homogène (ici en majorité des hommes blancs d’un milieu socioprofessionnel favorisé) a des conséquences au quotidien et sur l’attractivité du secteur.

Des mécaniques sexistes perpétrées

Dans Alt12, plusieurs femmes dans la tech témoignent de leurs expériences professionnelles : « On a peur d’échouer et d’emmener toute la minorité avec. Si on échoue, on se dit que les autres vont penser que toutes les femmes sont nulles sur ce sujet. C’est lourd à porter au quotidien ». Prendre plus d’énergie pour faire valoir sa parole et faire ses preuves, les remarques de collègues, l’écart de salaire… Ce sont « des mini combats énergivores ».

Au-delà d’un quotidien professionnel à revoir, le sexisme ordinaire se retrouve dans la conception-même des technologies. Pour exemple, l’application mobile « Santé » d’Apple permet de suivre sa santé, ses efforts, performances et évolutions physiques. Durant des années, il n’était pas possible pour les utilisatrices d’entrer leurs cycles menstruels, ayant pourtant un impact sur les performances et la santé de chacune. Le problème a maintenant été résolu.

Le sexisme dans le numérique s’infiltre jusque dans l’intelligence artificielle induisant des technologies biaisées. J’en parle dans cet article sur l’éthique dans l’intelligence artificielle. Les technologies de reconnaissance faciale sont visées, ayant connu des problèmes de reconnaissance de visages de femmes noires. L’apprentissage de ces technologies s’est majoritairement fait à partir de photos d’hommes blancs. Les données apportées à l’IA étaient donc source de discrimination et d’exclusion. Les données sont représentatives de nos sociétés, transportant avec elles les inégalités et discriminations liées à notre Histoire. La manière dont elles sont traitées a un impact pour celles et ceux qui utilisent cette technologie. Pour exemple, il suffit de taper dans votre moteur de recherche « écolière » puis « écolier » pour se rendre compte de la disparité de traitement.

Un manque d’attractivité

Avant même d’intégrer ce milieu, les jeunes filles sont déjà réticentes à l’idée de travailler dans le numérique. Une enquête d’Epitech et Ipsos démontre l’influence de l’entourage sur la l’orientation des jeunes filles hors des métiers de la tech : « moins exposées à des discours positifs sur les métiers informatiques, elles sont beaucoup plus nombreuses à les considérer comme trop techniques, solitaires ou ennuyeux ». Une discrimination de genres qui continue de se perpétrer : « Les parents ont également tendance à projeter des attentes différentes dans le choix de métier de leurs enfants, ce qui n’encourage pas les filles à se tourner vers certains secteurs, alors même que les critères de sélection sont aujourd’hui sensiblement les mêmes pour les filles et les garçons »

Ce manque d’attractivité plombe les nouveaux profils sur le marché, nourrissant ce cercle vicieux. La fuite des talents, couplée aux problèmes de recrutements, ne fait qu’accentuer le phénomène. En moyenne, 41% des femmes quittent la tech au bout de 10 ans. C’est 2 fois plus que les hommes. Sexisme ordinaire, plus de difficultés à lever des fonds, plafond de verre… Les raisons sont malheureusement nombreuses.

Mais quelles solutions ?

Face à cette problématique, des solutions existent. On voit déjà apparaître des initiatives pour changer le secteur dès la formation des nouveaux profils. L’école Ada Tech School est l’exemple d’un secteur qui bouge. Cette école qui a vu le jour en 2019 explique : « une école d’informatique féministe n’est pas que pour les femmes ». Collaboration, responsabilisation, confiance, créativité, auto-évaluation…Loin de la discrimination positive, c’est toute la formation, l’environnement de travail et le regard que l’on porte aux étudiants qui change.

De plus en plus d’associations se déploient aussi dans le secteur. Femmes du Digital Ouest met en avant les femmes dans le numérique pour inspirer et récompenser le changement. WiMLDS (Women in Machine Learning and Data Science) met en relation et promeut les femmes dans la science et l’IA. Divers-IT propose quant à elle des ateliers de sensibilisation pour enfants.

C’est grâce à ces initiatives de plus en plus fréquents au sein d’entreprises ou d’événements que le sujet gagne en force. Les instances décisionnaires, les ressources humaines et les équipes techniques ont leur rôle à jouer dans l’attractivité du secteur numérique et son évolution vers une meilleure mixité.

Image : wocintechchat.com

A propos de l'auteur

Alizée Colin

Fondatrice & rédactrice

UX/UI designeuse, j’aspire à recentrer le web et ses outils dans un objectif de bien commun, tant bien environnemental que social. Nous sommes dans une ère où nous nous devons de réinventer notre manière de concevoir et de communiquer. Le numérique responsable en fait partie. Changeons les choses.

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