Lorsque le monde change, le design aussi. Ou est-ce plutôt l’inverse ? Abordons aujourd’hui la justice par le design, ou comment la lutte contre les discriminations et notre système de domination passe par la conception. Tentons d’introduire le design justice par sa définition, ses principes, ses ressources et applications.

Définition du design justice, par Sasha Costanza-Chock :

Avant d’entrer dans le contexte du design justice, commençons par en établir la définition. Sacha Costanza-Chock est enseignante au MIT et porte parole non-officielle du mouvement. Elle se bat pour le démantèlement de la “matrice de domination” (suprématie blanche, hétéropatriarcat, capitalisme et colonialisme de peuplement) qui pèse sur notre société ainsi que la cause écologiste. Femme trans non-binaire, elle inclue dans sa lutte toutes les communautés mises en marge de la société.

Dans son livre sorti en 2020, Design Justice: Community-Led Practices to Build the Worlds We Need, elle avance une première définition complète du design justice :

“Le design justice (la justice en matière de conception, en traduction française) est un domaine de la théorie et de la pratique qui s’intéresse à comment la conception d’objets et de systèmes influence la distribution de risques, des préjudices et des avantages entre divers groupes de personnes. Le design justice se concentre sur les façons dont le design reproduit, est reproduit par, et/ou défie la matrice de domination. Le design justice est un mouvement social en plein essor qui vise à assurer une distribution plus équitable des avantages et des charges du design ; une participation juste et significative dans les décisions de conception ; et la reconnaissance des traditions, des connaissances et des pratiques de conception communautaires.”

D’après cette définition, le mouvement a pour ambition d’utiliser l’impact du design pour en faire un outil de lutte contre les inégalités et l’injustice.

L’histoire du design justice

Le Design justice Network est une communauté internationale d’activistes du mouvement. Elle est né d’un workshop d’une trentaine de personnes, s’étant tenu lors de l’événement Allied Media Conference en 2015. Designers d’interfaces, architectes, développeurs, activistes ou chercheurs, ils avaient pour objectif de définir le mouvement et ses principes. Dans un article retraçant l’émergence du mouvement, Sacha Costanza-Chock tend à exposer les points qui ont fait fuser la volonté d’agir. Voici quelques clés de contexte à l’émergence du mouvement.

Manque de diversité

Premièrement, nous affrontons depuis des années un paradoxe. Dans un secteur pourtant vu comme progressiste, la diversité est au point mort. En 2016, des pressions publiques d’acteurs sociaux ont été exercées sur des grandes entreprises du numérique. Plusieurs ont alors dévoilé des statistiques sur la diversité de leurs collaborateurs. Il en est sorti, sans surprise, une domination d’hommes blancs et asiatiques cisgenres. Notamment dans les emplois liés à l’industrie du logiciel.

Intersectionnalité

Deuxièmement, il n’est pas nouveau de voir une exclusion de communautés à la croisée de plusieurs discriminations. En effet, les travaux de Kimberlé Crenshaw montrent une exclusion totale des femmes noires dans les combats féministes et antiracistes. Elle le résume dans un de ces articles sorti en 1991. “Les femmes de couleur subissent souvent la violence masculine en tant que produit de l’intersection du racisme et du sexisme, mais sont ensuite marginalisées du discours et de la pratique féministes et antiracistes, et se voient refuser l’accès à des recours juridiques spécifiques.” 

Le design vient bien trop souvent nourrir cette discrimination intersectionnelle. Lorsque les designers ont la bonne volonté de considérer les inégalités pendant la conception, ils passent à côté de cette intersectionnalité. Dans ce cadre, les inégalités ne sont pas toutes reconnues et traitées, elles peuvent même être alors accentuées.

Matrice de domination

La matrice de domination a été théorisée par Patricia Hill Collins. Ici elle prend forme à travers les choix menés par les concepteurs d’interfaces, d’objets ou d’expériences. Notre classe sociale, “race” et genre forment un modèle qui va distribuer, tout au long de notre vie, nos privilèges ou “pénalités”.

Dans son article, Sacha prend pour exemple un menu déroulant indiquant “homme” ou “femme” à la création d’un compte sur une plateforme. De nombreux autres exemples montrent également un manque d’inclusivité. On a vu aussi une mise en avant de “certains types de communautés tout en en supprimant d’autres”. Le design prend part à l’application de cette matrice de domination via la standardisation.

Une ligne directrice trouvée

Des échanges fréquents autour des thématiques de justice sociale et environnementale se sont ensuite faits. La communauté a décidé de se retrouver en conséquence en 2015. En prenant un regard global sur les différents paradoxes et inégalités accentuées par le design, la communauté a pointé son ambition. Celle-ci est de « chercher à se libérer des systèmes d’exploitation et d’oppression ».

Quels principes pour le design justice ?

C’est en réponse à cette situation que le Design Justice Network a établi 10 principes d’application. Le designer peut s’approprier ces principes pour changer sa perspective et sa façon de concevoir.

Comme l’évoque Sacha, “les bonnes volontés ne suffisent pas”. Une majorité des designers veulent bien faire mais n’incluent cependant pas toutes les composantes sociales ou environnementales lors de la conception. Voici alors les 10 principes guides du design justice. Vous pouvez aussi les retrouver en plusieurs langues sur leur site designjustice.org.

Les principes

  • Nous utilisons le design pour soutenir, guérir et donner la puissance d’agir à nos communautés, ainsi que pour chercher à nous libérer des systèmes d’exploitation et d’oppression.
  • Nous remettons au centre les voix de celles et ceux qui sont directement touché·e·s par les résultats du processus de design.
  • Nous privilégions l’impact du design sur la communauté par rapport aux intentions des designers.
  • Nous considérons le changement comme émergeant d’un processus responsable, accessible et collaboratif, plutôt que comme un point final à l’issue d’un processus.
  • Nous voyons le rôle de designer comme un rôle de facilitation plutôt que comme une expertise.
  • Nous croyons que chacun·e est un·e expert·e basé sur sa propre expérience vécue, et que nous avons tou·te·s des contributions uniques et brillantes à apporter à un processus de conception.
  • Nous partageons nos connaissances et nos outils de conception avec nos communautés.
  • Nous nous efforçons d’obtenir des résultats durables, dirigés et contrôlés par la communauté.
  • Nous travaillons à des solutions non exploitantes qui nous reconnectent à la terre et les un·e·s aux autres.
  • Avant de chercher de nouvelles solutions de conception, nous recherchons ce qui fonctionne déjà au niveau communautaire. Nous honorons et élevons les connaissances et les pratiques traditionnelles, autochtones et locales.

Exemple d’application du design justice

Après avoir posé un cadre du design justice, passons à son application. Comment intégrer les principes du mouvement dans un projet ? Voici deux exemples de mise en pratique.

Contratados

“Contratados” est un est une plateforme réalisée par RAD (Research Action Design), un organisme soutenant les mouvements sociaux par la co-conception de projets.

L’initiative “Contratados” a pour objectif d’informer les travailleurs migrants mexicains sur leurs droits concernant l’emploi aux USA. Le projet regroupe et met à disposition des données sur les conditions pré et post-emploi de travailleurs migrants mexicains. La population a donc la possibilité de détecter les fraudes de recrutement faites par des employeurs américains peu scrupuleux.

Le projet rassemble un site web permettant une “cartographie de l’industrie du recrutement”, une sensibilisation sur le terrain et aussi une émission de radio bilingue.

L’application du design justice se fait à plusieurs niveaux dans ce projet. Premièrement, celui-ci a été pensé pour soutenir une population spécifique mise à l’écart. De plus cette plateforme, par sa publication de nombreuses informations de fraudes décelées, permet plus largement de diminuer les abus. La diffusion de contenus vient incontestablement réduire les volontés de fraude au recrutement. Pour finir, ce projet a été conçu pour faciliter et rendre accessible ces informations à la population. En effet, la multiplication de canaux permet un accès plus large à une population qui n’a pas toujours une bonne connexion internet. La radio peut s’écouter sur tous types de téléphone.

Vous pouvez retrouver le projet sur le site de RAD ainsi qu’une vidéo témoignage d’une travailleuse mexicaine sur la chaîne Youtube de CDM.

Des courtes bandes dessinées pour la jeunesse indigène

And Also Too est un studio de design collaboratif qui soutient les mouvements de justice sociale. Il s’est associé à Feathers of Hope (FOH), mouvement portée par la jeunesse indigène canadienne. Il a pour objectif l’émancipation des jeunes des “First Nations”. 

Le projet est composé de trois courtes bandes dessinées retraçant des histoires partagées par des personnes indigènes lors d’un forum. L’ambition est alors “de donner une voix aux histoires et aux expériences qui ont été partagées et de proposer des recommandations pour améliorer l’accès à la culture, à l’identité et à l’appartenance des jeunes indigènes”.

Les trois romans graphiques de Plumes d’espoir. Photo par Zahra Agjee

Ce projet a été réalisé sous l’angle et avec les méthodes de design justice. De nombreux rapports sur le génocide culturel infligé à ces communautés existent. Cependant ils restent accessibles uniquement aux personnes de pouvoir. À l’inverse, ces nouvelles permettent de créer un lien avec la jeune génération en abordant des histoires liées à ce génocide. Les méthodes de co-conception ont permis la création de réels outils de libération pour ces communautées.

Les courtes bandes dessinées ainsi que l’ensemble du processus de création sont disponibles sur le site de And Also Too. Vous pouvez trouver également plus d’informations sur les combats de la jeunesse indigène canadienne sur le site de Feathers of Hope.

Conclusion

Le Design Justice est un mouvement révélateur d’un engagement fort émergent chez les concepteurs et designers. Le mouvement remet, réellement, l’humain et tout son environnement au sein de la réflexion, la conception et l’usage. L’impact incontestable du design sur les populations est encore que trop peu évoqué. Le Design Justice est un point levé face à la répétition de la matrice de domination dont les communautés font les frais dans notre société. 

Pour rappel final, le Design Justice a pour volonté de “s’assurer que les processus et les pratiques de conception deviennent des outils de libération, et développer des principes qui pourraient aider les praticiens à éviter la reproduction des inégalités existantes.” Vous pouvez trouver les ressources du mouvement sur leur site web designjustice.org

Photo de couverture par John Jennings

A propos de l'auteur

Alizée Colin

Fondatrice & rédactrice

UX/UI designeuse, j’aspire à recentrer le web et ses outils dans un objectif de bien commun, tant bien environnemental que social. Nous sommes dans une ère où nous nous devons de réinventer notre manière de concevoir et de communiquer. Le numérique responsable en fait partie. Changeons les choses.

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