De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque la souveraineté numérique ? Comment s’exerce le pouvoir des États dans l’espace numérique ? Les entreprises privées détiennent-elles tous les pouvoirs ? Quels sont les droits des citoyens ? La création de ce monde virtuel, et son évolution exponentielle et constante, a bouleversé l’influence et les droits de chaque partie, qu’elle soit publique, privée ou individuelle. Décortiquons ce vaste sujet pour en comprendre les enjeux.
Les États : colosses d’argiles dans le monde virtuel ?
Les fondements d’Internet : l’affirmation d’un espace libre et libéré
Pour comprendre où nous en sommes, commençons d’où nous sommes partis. Les fondements d’Internet ont naturellement influencé son évolution. Le web était avant tout proclamé par ses premiers adeptes comme un espace de liberté, autogéré et à l’écart de toute forme de pouvoir connue. Une nouvelle société. La Déclaration d’indépendance du cyberespace, rédigé en 1996 par John Perry Barlow ancre cette volonté :
Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, la nouvelle maison de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucune souveraineté là où nous nous réunissons. » – Déclaration d’indépendance du cyberespace, Suisse, 1996.
Cet écrit fait écho à l’adoption la même année d’une loi sur les télécommunications aux États-Unis. Dans un climat tendu, Internet fut alors un espace où libertariens et activistes se réunissaient, et où les États étaient proscrits.
Quels enjeux géopolitiques ?
Une vingtaine d’années après la Déclaration d’indépendance du cyberespace, Internet n’est plus la terre des militants mais celle de toutes les strates de nos sociétés. Le numérique imbibe nos actions quotidiennes, allant des services publics au commerce en passant par l’éducation ou encore la culture. Toutes ces sphères se sont imprégnées de l’outil qu’est le numérique, en avance sur les régulations menées à l’échelle étatique, européenne ou internationale. Ces évolutions ont été rendues alors possibles par les individus et les entreprises privées, qui sont dorénavant les premières puissances de cet espace virtuel.
C’est pourquoi les enjeux pour les États y sont importants. Aujourd’hui, la plupart de nos actions, de la diffusion de la culture et des informations, de nos achats (voire de nos monnaies) et de l’énorme partie des données que nous créons, transitent par une petite partie d’entreprises. Ces applications étant nouvelles, que doit-on réguler ? Comment le faire et pour quelles raisons ? Sur le sol numérique, les États peinent à faire entendre leur souveraineté sur le plan fiscal (comme avec la « taxe GAFA »), sécuritaire (les données à caractère personnel) et informationnel (la moitié des câbles sous-marins permettant la diffusion de l’information sont déployés par des GAFAM ou des grands groupes chinois).
La privatisation des autoroutes de l’information signifie un contrôle quasi-entier de la transmission du savoir par des entreprises pouvant changer leurs politiques du jour au lendemain. Comment asseoir une position stable et d’importance en tant qu’État ? Est-ce souhaitable ? Ces situations inédites bousculent la position des États sur le plan international.
Des tentatives de régulation
Des tentatives de régulation à différentes échelles ont été faites. Tant sur la mise en place des infrastructures du numérique que sur son exploitation et la fin de vie des terminaux permettant son utilisation. L’Europe s’engage de plus en plus sur ces questions, face au tsunami GAFA, menace directe sur sa souveraineté et la sécurité de ses citoyens.
Le RGPD, adopté en 2018, fut l’un des premiers textes s’attaquant au sujet de la collecte, du traitement et du stockage de nos données. Même si des améliorations sont à prévoir, elle a le mérite de poser la première pierre à l’édifice d’une meilleure protection de nos données. Comme évoqués dans un précédent article, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) repositionnent davantage l’Europe comme régulateur des pratiques des géants du numérique. Avec ces régulations, l’Europe tend à reprendre un certain pouvoir sur les aspects concurrentiels, économiques et sociétaux : d’une concurrence ouverte et moins faussée à une plus grande responsabilité des grandes plateformes quant à la diffusion de contenus illicites.
Côté Français, l’État a voté la taxe GAFA en 2019 visant à taxer ces géants à hauteur de 3% de leurs bénéfices réalisés sur le territoire Français. Cette taxe fut un engagement fort venant de la France mais elle a aussi bien montré sa faiblesse économique face aux géants. En effet, celles-ci ont rétorqué avec une augmentation des prix de leurs services pour les consommateurs français. Cette contre-attaque ne doit cependant pas amoindrir la fermeté des États sur les questions démocratiques, sociétales ou fiscales liées au numérique.
GAFA : les pleins pouvoirs aux entreprises privées ?
La puissance des entreprises privées dans le numérique a été évoquée précédemment. Avec l’évolution du numérique, les entreprises ont trouvé en lui la possibilité d’étendre leur commerce. Les premières forment désormais le groupe que nous connaissons tous : Google, Amazon, Facebook, Apple. Leur ancienneté leur a offert un monopole jusqu’alors indestructible, chacun dans son domaine. Entre leurs mains : des milliards d’utilisateurs (nous) reliés à une quantité astronomique de données sur nos habitudes de consommation mais aussi sur qui nous sommes, où nous habitons, nos relations.
À qui appartiennent nos données ?
Les grandes plateformes que nous connaissons, qu’elles nous permettent un trajet en taxi, de se faire livrer un repas ou d’échanger avec nos proches, ont de l’or entre leurs mains. Et nous sommes les premiers créateurs de cette ressource. Nos données personnelles, de consommation, de trajets ou de santé sont la première source de revenus des géants numériques. Pour comprendre leur valeur, décortiquons leur circuit. Nous créons de la donnée par nos interactions avec les services (likes, achats…) ou encore par les renseignements que nous donnons (formulaire de contact…). Sans nous en rendre compte, nous laissons des traces. Les entreprises qui détiennent ces services collectent ces données. Après cette étape, elles peuvent utiliser nos données pour les revendre à une entreprise tierce, prête à payer cher pour nous connaître dans les moindres détails. Ces dernières peuvent alors nous montrer de la publicité ciblée sur nos centres d’intérêts ou nous inciter à l’achat via d’autres manières. En nous connectant sur ces plateformes, nous créons de la valeur dont elles font profit. Mais qui détient nos données ? Les plateformes sur lesquelles elles sont collectées ? Les entreprises tierces les analysant ? Nos données nous sont dépossédées.
Notre expérience sur leurs plateformes
Ce nouvel or pixélisé que sont nos données sont au cœur de la plupart des débats autour de la souveraineté du numérique. Mais au-delà de cette ressource plus ou moins palpable, ces entreprises ont également un pouvoir d’autant moins visible : une influence sur la formation de notre opinion ou notre liberté d’expression. En effet, les réseaux sociaux sont les lieux où nous avons la plupart de nos échanges et découvrons la plupart de l’actualité et du savoir. Le contenu qui nous est présenté influence alors lourdement notre vision du monde. Or, pour capter notre attention le plus possible, ces plateformes usent d’algorithmes spécialisés à nous montrer du contenu avec lequel nous allons interagir. En nous exposant du contenu avec lequel nous sommes toujours d’accord, nous conservons un seul point de vue sur une situation. C’est pourquoi nous voyons s’intensifier le phénomène de polarisation des opinions. Cette polarisation peut fausser notre perception des événements et avoir des effets sur notre vie politique, divisant davantage les partisans.
Deuxièmement, les réseaux sociaux sont un lieu où nous pouvons beaucoup nous exprimer, face au monde entier. Les plateformes ont elles le droit de définir ce qui peut être dit dans leurs enceintes ? Est-ce de leur responsabilité ou de l’État d’où viennent leurs utilisateurs ? La modération des contenus sur le web est la source de nombreuses critiques. Un torse de femme dénudé doit-il être censuré ? Pourquoi l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande a pu être diffusé pendant 17 minutes en direct sur Facebook ? Ici aussi, le pouvoir des géants du numérique est démesuré sur une question qui a glissé entre les doigts de nos États.
Comment reprendre le pouvoir ?
« Les données sont le nouveau carburant de ces éternels moteurs de l’histoire que l’on appelle la quête de puissance, de prestige, d’influence et de prosperité. » Guillaume Pitron.
Il est difficile d’imaginer la suite. Pour reprendre le pouvoir aux entreprises privées, nous devons instaurer et grandir un contre-pouvoir, à la fois mené par les associations, les citoyens et les gouvernements. Il va de soi que le chemin est long avant d’espérer reprendre la main sur les ressources que nous créons. Les piliers fiscaux, sécuritaires ou informationnels devront se reconstruire sous les hautes notions d’éthique et d’équité. L’hégémonie des géants numériques s’effrite à mesure que nous en parlons. Les points précédemment abordés mériteraient un article chacun pour en exposer les enjeux. Mais, en tant que citoyen, plusieurs possibilités s’offrent à nous :
- Protéger au maximum sa vie privée sur le web en refusant au maximum l’utilisation de cookies, en choisissant des moteurs de recherches, des messageries, des applications et logiciels protégeant (réellement) votre vie privée et français.
- En s’engageant dans des associations luttant pour un numérique plus responsable au travers de projets de sensibilisation, de lobbying, de groupes de travail…
Le premier pas afin de reprendre notre souveraineté citoyenne est de comprendre l’articulation de la collecte de nos données et ses enjeux cruciaux de vie privée. En espérant que cet article saura planter quelques graines.
A propos de l'auteur
Alizée Colin
Fondatrice & rédactrice
UX/UI designeuse, j’aspire à recentrer le web et ses outils dans un objectif de bien commun, tant bien environnemental que social. Nous sommes dans une ère où nous nous devons de réinventer notre manière de concevoir et de communiquer. Le numérique responsable en fait partie. Changeons les choses.
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