Dans la course à la croissance, le numérique est montré comme solution à tout. La plupart des acteurs de ce monde sont régis par cet idéal de la croissance. L’ère capitaliste dans laquelle nous nous trouvons a déniché sa nouvelle idole : le digital — la technologie, l’innovation, le numérique — ou tout ce que cet ensemble matériel et immatériel peut nous offrir.

Or, comment un monde centré sur le capital et le numérique, peut-il décider de changer ? De ralentir et d’oser repenser son fonctionnement ? Comment faire adopter l’idée même de limiter notre usage numérique et de repenser sa conception ? L’une des solutions pour faire basculer les états d’esprit vers un numérique raisonné et raisonnable ne serait-ce pas de parler le même langage que ses acteurs économiques ? C’est la voie que je vais tenter d’explorer ci-dessous.

La théorie de diffusion de l’innovation appliquée au numérique responsable

Le numérique responsable (la prise en compte des impacts sociaux, environnementaux, sociétaux dans la conception et l’usage du numérique) est à l’heure actuelle un sujet niché chez des engagés. En ayant le nez dedans quotidiennement, on peut vite penser que le monde bouge. Or de nombreuses actualités nous rappellent que l’adoption de masse est encore loin. Everett Rogers a théorisé dans les années 1960 la loi de diffusion de l’innovation. Celle-ci expose 5 grades d’engagement d’un public face à une innovation. La niche regroupe les innovateurs et les premiers adoptants, qui représentent 15,5% du public. Vient ensuite la majorité précoce et tardive, puis les retardataires ou « la garde ».

Schema sur la diffusion de l'innovation avec 4 catégories : novateurs, premiers adoptants, majorité et la garde
Image : https://labokhi.ch/fond/loi-devrett-rogers/
On peut calquer cette théorie en traduisant le numérique responsable (NR) comme un changement de paradigme, d’approche et de vision du numérique. Le « numérique responsable » peut alors être considéré comme une innovation, dans la définition propre du terme (et non galvaudé par une interprétation techno-solutionniste). Si l’on applique donc cette théorie au numérique responsable, nous en sommes encore à l’état de niche. Notre objectif à tous serait d’atteindre le « marché de masse » autrement dit une adoption massive de principes de sobriété numérique.

Passer le gouffre pour favoriser une prise de conscience massive ?

Geoffrey Moore reprend en 1991 la théorie d’Everett Rogers et met le focus sur l’importance de « passer le gouffre » (« crossing the chasm ») entre la niche et l’adoption de masse. La réussite de cette adoption se tient dans le fait de passer ce gouffre.

C’est ainsi que vient la question à un million : comment enclencher une adoption massive des principes de numérique responsable ? La majorité et les retardataires connaissent des freins au changement : manque de compréhension du sujet, mauvaise vision des bénéfices, vision biaisée par les objectifs économiques… Qui induisent une mauvaise priorisation du sujet et un manque de motivations pour le prendre en main. Exposer des bénéfices concrets, peut répondre à certains freins à ce changement. Malheureusement, aujourd’hui, les bénéfices les plus importants aux yeux d’acteurs restent en priorité des bénéfices économiques. On trouve par la suite les contraintes légales et un alignement avec les critères ESG (Environnement, Social, et de Gouvernance) ou RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises).

Ainsi, la suite de cet article fait le focus sur les bénéfices économiques. Ces bénéfices pourraient être un levier pour tenter collectivement d’embarquer la majorité et les retardataires vers la voie d’un numérique plus raisonné, responsable et durable. De quoi avoir quelques bénéfices en stock pour convaincre les organismes de se pencher sur le sujet et d’enclencher une démarche.

Quels bénéfices économiques à s’engager pour un numérique plus responsable ?

Géopolitique et ouverture

Premièrement, les connaissances autour du numérique responsable (des impacts du numérique et des solutions pour les réduire) sont une expertise valorisante. Cette expertise étant majoritairement francophone pour le moment, suivre le mouvement reviendrait à être dans les premiers actifs sur le sujet. Toute expertise apporte une distinction, et se distinguer en prenant part à un sujet entièrement d’actualité est d’autant plus un avantage en termes d’image et de positionnement.

L’ouverture des connaissances, des méthodologies, des services et de la donnée (open source, open data et logiciel libre) sont un réel levier pour de nombreux acteurs économiques. Donner accès à ses connaissances et ses méthodologies offre la possibilité à tout organisme d’accueillir des contributeurs pouvant porter des améliorations ou déceler des failles de sécurités et bugs. Donner accès c’est aussi offrir des ressources qui peuvent être utiles pour des projets d’intérêt général. L’open data est au cœur de la recherche et peut faire gagner du temps aux chercheurs. Mais aussi être la base pour aider des services à voir le jour : Yuka (l’application mobile de notation des aliments pour notre santé) s’appuie de la plateforme Open Food Facts (base de données de produits alimentaires) pour servir une cause d’intérêt public.

Sur des aspects plus concrets, choisir un hébergement français (ou proche de ses utilisateurs) et ayant une démarche engagée est à la fois un bénéfice d’un point de vue environnemental et permet de créer une économie française.

Éco-conception web

Éco-concevoir des services numériques revient à prendre conscience des impacts environnementaux, sociaux et sociétaux des services durant l’ensemble de leur cycle de vie (conception, production, fin de vie…). De nombreux avantages économiques sont liés à cette pratique.

L’éco-conception aide à limiter les coûts de développement ainsi que la dette technique. Premièrement, avec un service plus frugal, qui va droit au but et sans superflu, on réduit le nombre de jour/homme passés sur le projet. De plus, concevoir un service simple et accessible induit un code bien structuré afin de rendre possible une navigation au clavier notamment. C’est ainsi que la dette technique peut-être également réduite. Le cœur de l’écoconception revient à vouloir allonger la durée de vie du service, autrement dit on évite les refontes tous les deux ans. Ce qui intrinsèquement va réduire la fréquence de dépenses liées à ces refontes.

Concevoir de manière sobre et avec une démarche d’accessibilité induit foncièrement une meilleure expérience utilisateur (et, de ce fait, une meilleure satisfaction utilisateur) et également une augmentation de l’audience que le service peut toucher. Des services plus sobres permettent notamment d’accéder au service avec une connexion bas débit ou sur des anciens appareils, limitant le renouvellement trop rapide des appareils et touchant, ici aussi, une audience plus large.

L’ensemble de ces éléments pris en compte dans la conception : sobriété, accessibilité, structure de conception et de développement… Sont aussi souhaitées par les moteurs de recherches (si, si, c’est possible). Navigation possible au clavier, chargement rapide des pages, bonne structure de code et d’arborescence, pages allant droit au but sont des éléments sur lesquels les moteurs de recherche se basent pour classer les pages sur leurs plateformes. En clair, un site éco-conçu est un site favorisant son SEO (Search Engine Optimization) et donc, qui pourra gagner des places dans le classement des pages sur les résultats de recherche.

Enfin, limiter la quantité de données stockées et à transférer pour le fonctionnement d’un service va directement réduire les coûts liés au stockage (qu’il soit cloud ou on premise).

Équipements électroniques

L’objectif essentiel reste de réduire la quantité d’équipements informatiques que nous concevons et consommons au niveau mondial. Pour rappel, au moins les 2/3 des impacts environnementaux du numérique sont liés à la fabrication de nos équipements utilisateurs. Pour cela, la réduction de la quantité et l’allongement de la durée de vie de ces équipements reste une action solide et réduisant les impacts. La réduction de la quantité peut passer par le fait de mutualiser des équipements. Par exemple, limiter les doubles écrans et n’en mettre que quelques un (moitié moins que de collaborateurs) à disposition dans les bureaux. Ou encore, ne mettre à disposition qu’une imprimante par étage, et non par bureaux. La mutualisation induit des gains économiques plutôt directes : moins d’achat, moins de dépenses !

Néanmoins, les bénéfices économiques à l’allongement de la durée de vie des équipements restent encore questionnables. Nous sommes à l’heure où l’obsolescence programmée et l’obsolescence culturelle prennent encore le dessus, freinant une démarche pleinement aboutie à ce sujet. Dans certains cas, remplacer son matériel revient encore à moins cher que de le réparer. Or, plus nous nous creusons cette problématique plus nous orientons les fabricants et la législation à réduire les coûts et améliorer la réparation. Récemment, la Commission Européenne a adopté une proposition concernant le droit à la réparation. L’association HOP (Halte à l’Obsolescence Programmée) décrypte le sujet dans cet article. Globalement, nous avançons — doucement, certes — vers un marché où l’allongement de la durée de vie de nos appareils sera entièrement gagnant. Les différentes actions citoyennes menées au courant des dernières années sont des graines semées dont les bénéfices économiques seront visibles à moyen terme.

Cependant, des fabricants s’engagent pour davantage de réparabilité et font donc chuter les prix sur le long terme. C’est le cas de Fairphone, Why et Framework dont la conception-même du matériel favorise leur réparation. Des entreprises comme iFixit facilitent également l’accès à la réparation directement par les consommateurs.

Conclusion

Pour conclure, les bénéfices économiques reliés à une démarche NR ne sont pas ceux qui devraient faire pencher la balance pour enclencher une démarche. Ils ne devraient pas non plus éloigner les organismes d’une démarche NR sincère et impactante. Dans la réalité, nous sommes encore au stade où le numérique responsable ne touche pas (ou peu) la majorité tardive et les retardataires. Les bénéfices économiques présentés sont loin d’être exhaustifs. Ils peuvent néanmoins être une première base pour attirer l’intérêt et la curiosité d’organismes sur le sujet. Et c’est avec une adoption massive (premièrement une adoption dans la prise de conscience, deuxièmement dans la mise en œuvre d’actes) que nous pourrons changer la direction que le numérique prend.

A propos de l'auteur

Alizée Colin

Fondatrice & rédactrice

UX/UI designeuse, j’aspire à recentrer le web et ses outils dans un objectif de bien commun, tant bien environnemental que social. Nous sommes dans une ère où nous nous devons de réinventer notre manière de concevoir et de communiquer. Le numérique responsable en fait partie. Changeons les choses.

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