Le numérique responsable a-t-il perdu les pédales depuis qu’il est dans de plus en plus de discours ? « Transition numérique » et « transition écologique » s’articulent conjointement chaque jour davantage dans les bouches de dirigeants, de décisionnaires et de politiques. En réalité, cette reprise du sujet marque probablement des faiblesses dans la véracité et l’honnêteté des discours.

C’est le point de bascule où le greenwashing s’infuse dans les discours techniques. Où l’on pense qu’une technologie optimisée et efficiente, bourrée de métaux rares, a une place centrale dans la réponse face au changement climatique, et à la sixième extinction de masse.

L’ambition de ces futures lignes est d’ouvrir la réflexion sur l’orientation que prennent certains discours lorsque l’on parle de « numérique responsable » ou de « tech for good ». La sincérité de la plupart des acteurs de ces mouvements ne peut faire complètement barrage à une réappropriation économique ou politique, les désaxant de leur vision première : tenter de limiter les impacts néfastes du numérique.

Le techno-solutionnisme vert

Fin juin, VivaTech, la messe de la Tech en France ouvrait ses portes pour plusieurs jours. Les géants du numérique se montraient neutre en carbone et à l’écoute des utilisateurs. Emmanuel Macron a fait son apparition, peignant ce que devrait être le numérique de demain : « Il faut continuer à participer aux grands défis du siècle, et porter des réponses à la transformation numérique et à la transition écologique. Avec l’adaptation au climat, une partie de la solution se trouve dans la Tech. » Penser que le numérique est une des réponses au changement climatique vient cacher l’ensemble des impacts générés par le numérique lui-même. Et c’est là le cœur du problème de ces discours.

La fausse image véhiculée de ce qu’est un numérique plus responsable

Le discours techno-solutionniste vert braque les projecteurs sur ce qu’il souhaite. Un coup, IT For Green lorsque cela l’arrange, de l’autre, un numérique optimisé. Le problème est le suivant : en braquant les projecteurs sur un élément, notamment lorsque l’on exerce une influence sur l’économie ou la politique, on met dans l’ombre le reste de ce qui forme le numérique responsable, autrement dit un millefeuille d’impact desservi sur les trois tiers, dont la responsabilité est répartie sur une multitude d’acteurs.

Et c’est peut-être cela, la crainte que partagent les fervents défenseurs d’un numérique responsable. C’est de voir apparaître un numérique inchangé, toujours aussi manipulateur et malsain, mais dont l’image auprès du grand public et des entreprises aura changé pour se rendre plus beau, plus optimisé, sans aucun gros questionnement profond de son fonctionnement.

Le vert, toujours le vert…

Le mariage « écologie et numérique » n’est quasiment qu’évoqué sous le prisme de l’IT for Green, d’un numérique au service de l’environnement. Premier manquement : les impacts environnementaux du numérique sont peu ou mal évoqués. De plus, certains discours obstruent totalement les autres impacts du numérique.

Les décideurs et la startup nation créent un numérique responsable de surface, ne s’attelant qu’aux problématiques déjà connues de la RSE, laissant de côté les aspects de justice sociale, de numérique décolonial, de respect des libertés fondamentales, de la précarisation des métiers, de souveraineté, de technologie biaisée ou exclusive, de techno-surveillance de masse, d’aliénation de l’humain à la machine…

Les pans sociaux, sociétaux, géopolitiques ou encore d’éthique restent encore exclus de la plupart des discours à grande portée. De ce fait, la première image que peut avoir le grand public sur l’avenir du numérique, dit en accord avec les enjeux de notre siècle, sera un numérique simplement optimisé, compensé, et dont l’utilité évoquée restera d’optimiser d’autres secteurs, sans requestionner l’ensemble de leur fonctionnement. Nous voilà bien.

Numérique responsable et économie

J’en parlais dans un dernier article, le numérique responsable peut-être évoqué comme source de gains économiques. Seulement, on peut vite évoquer ces gains grâce à une démarche d’optimisation numérique. L’économie faite grâce à une démarche plus responsable vis-à-vis du numérique, nous éloigne sûrement d’un point clef pour un numérique plus responsable : la décroissance du secteur qui doit arriver.

En effet, le numérique peut-il continuer de croitre tout en limitant ses impacts ? C’est l’illusion d’une croissance verte appliquée à ce secteur. Et cette illusion peut amener à tordre le numérique responsable, en en faisant quelque chose de vendeur, tout en s’éloignant du sujet de base qui reste simplisme dans sa description : réduire les impacts néfastes du numérique. Cette certaine hypocrisie ou ce déni dessert une cause pourtant sincère.

Les limites de « l’alternumérisme »

Cette cause sincère est illustrée par des mouvements de plus en plus visibles comme le numérique responsable, le design éthique, le logiciel libre… Mais ces mouvements ont-ils des limites ? C’est ce qu’expriment Julia Laïne et Nicolas Alep dans leur ouvrage Contre l’alternumérisme réédité en avril 2023.

Ce texte politique critique des mouvements mentionnés et prône non pas un numérique alternatif mais une « désescalade du numérique ». C’est un ouvrage qui ne fait pas l’unanimité et nous allons voir pourquoi par la suite. Néanmoins, il nous pousse à nous plonger dans nos propres contradictions, en tant qu’actrices et acteurs de ces mouvements. Ce que pointe principalement du doigt l’ouvrage, ce sont les réflexions sur les actes individuels plutôt que sur la remise en question du système : « Malheureusement cet esprit critique [comprenez les mouvements susmentionnés— ndlr] s’exerce majoritairement sans vision d’ensemble, se focalisant sur des points de détail (certes pas complètement négligeables, une fois que nous sommes enfermés dans ce monde-là) […] mais sans considérations systémiques. »

Alors à quoi ressemble ce manque de « vision d’ensemble » évoqué par l’auteur et l’autrice ? On peut y voir des actions ou des communications incomplètes reliées à ces mouvements. Des exemples quotidiens peuvent l’illustrer : faire le focus sur des éléments peu impactant (l’écoconception de services numériques, la consommation des datacenters) sans exposer des ordres de grandeurs ; parler software (services) sans parler hardware (équipement) ; parler du numérique comme simple vecteur à optimiser, sans requestionner son message (un site écoconçu pour Total Energies ?) ; exclure les effets rebonds des décisions…

La dénumérisation est-elle l’opposé d’un numérique responsable ?

Ce que je ressors de l’ouvrage reste cette forte volonté de dénumériser le plus possible nos sociétés. Néanmoins, une opposition est faite par l’autrice et l’auteur entre cette dénumérisation et les mouvements d’un numérique alternatif. Dans la réalité, le cœur du numérique responsable ou d’un design éthique reste de concevoir un numérique utile, donc d’éviter de concevoir des services inutiles ou pouvant fonctionner sans numérisation. Les Designers Éthiques ont notamment publié une aide à la décision : Quand faut-il numériser ?.

Pour appuyer leur point, l’autrice et l’auteur questionnent sur un tranchement dans la numérisation, nous rappelant la subjectivité de la morale : « Et qui sont ces ethiciens à qui nous donneront le pouvoir de faire le tri entre le bon et le mauvais numérique ? »

Cependant, l’un peut-il aller sans l’autre ? Dans le même précédent article sur l’économie et le numérique responsable, j’y décris la courbe d’adoption de l’innovation appliquée au numérique. Les adeptes d’une désescalade du numérique (notre premier quart dans la courbe d’adoption de l’innovation) ne sont pas ceux qui permettent à la majorité précoce (ceux qui répètent leurs modes de consommation du numérique) d’exister ? Et à l’inverse, sensibiliser à un numérique responsable, en requestionnant son utilité et sa conception, n’aide-t-il pas à faire grandir l’idée d’une dénumérisation légitime ?

Contre l’alternumérisme, se tirer une balle dans le pied ?

Cet ouvrage politique, comme évoqué, ne fait pas l’unanimité. Dès son titre, on sait son orientation. Avant lecture, je m’attendais à avoir un discours contre le techno-solutionnisme (pouvant parfois s’infiltrer dans les mouvements d’alternumérisme). L’ouvrage a le mérite de nous faire nous questionner, mais avec beaucoup de manquements de son côté. Le texte peigne un état des lieux subjectif, pointant du doigts des acteurs — certes non radicaux — mais tentant d’agir sur le numérique, et n’exposant aucune solution ou actions claires qui pourraient appuyer leur discours.

L’essai taille un costume à des organismes et des mouvements qui incarnent un numérique alternatif : le mouvement libriste, l’Ademe, le Shift Project… On se pose la question suivante : devrait-on être parfait pour agir ? La critique entière de la cause qu’est le numérique responsable peut induire une inertie, une peur d’agir. Face à l’urgence climatique, a-t-on vraiment le choix ou le temps d’écarter ceux qui tentent de bien faire ? Rappelons-nous que nous avons tous connue une période où nous n’étions pas sensibilisés, où nous n’agissions pas du tout. Les pas que font ces organismes, même avec des potentiels manquements ou des erreurs, favorisent la cause.

La critique s’étend à la législation autour du numérique responsable, présentée comme incomplète et lente. En effet, les législations manquent. Cependant, la réédition de l’essai de 2023 évoque le RGPD mais exclu les derniers venus que sont la loi REEN au niveau national, le RSA et le RMA au niveau européen (dont nous ne pouvons attester de la bonne application à date, j’en conçois). Ces législations votées, et celles qui ne cessent d’être proposées autour de ces sujets, montrent une certaine avancée des pouvoirs publics, que nous ne pouvons cacher.

Conclusion

Le techno-solutionnisme est un fléau qui touche de plus en plus les mouvements reliés au numérique responsable, dont il ternit l’image. Cette forme de greenwashing montre cependant une petite victoire : ces mouvements sortent de leurs niches. Toutefois, la sincérité des acteurs des mouvements se ressent dans le travail quotidien mené. Chaque actrice et acteur est un garde-fou pour continuer de faire avancer les mouvements dans le bon axe, en proposant un numérique utile et plus durable quand il est nécessaire, et une dénumérisation quand celle-ci devrait s’appliquer.

Image de couverture : Alexander Shatov

A propos de l'auteur

Alizée Colin

Fondatrice & rédactrice

UX/UI designeuse, j’aspire à recentrer le web et ses outils dans un objectif de bien commun, tant bien environnemental que social. Nous sommes dans une ère où nous nous devons de réinventer notre manière de concevoir et de communiquer. Le numérique responsable en fait partie. Changeons les choses.

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