De nombreuses parties prenantes peuvent acquérir un certain pouvoir et une souveraineté sur les infrastructures, les services, voire les connaissances du numérique. Leur pouvoir, position, décisions et actions ont alors un poids incontestable sur les impacts environnementaux et sociaux du secteur du numérique. Décryptage de la relation géopolitique et environnement du secteur.
Fabrication des équipements
La souveraineté du numérique s’immisce à chaque strate de celui-ci. Qui détient les données que nous produisons à chaque passage sur le web ? Qui détient les infrastructures permettant de les stocker ? Qui régule et cadre nos actes dans l’espace numérique ? Mais avant d’en arriver aux usages, un élément clé est essentiel : l’ensemble de nos appareils électroniques. Ces équipements totalisent les ¾ des impacts environnementaux liés au numérique.
Et c’est à la naissance de cette chaîne que se trouvent les plus grands enjeux. Ophélie Coelho, membre du Conseil scientifique de l’institut Rousseau et experte en géopolitique du numérique le résume : « La géopolitique touche à la matérialité du numérique : aux équipements et infrastructures qui nous permettent de nous connecter à cet espace digital. Les enjeux environnementaux touchent également particulièrement aux mêmes points : la fabrication, la consommation d’énergie et la fin de vie de cette matérialité. »
Maitrise des matières premières et volonté d’ouvrir des mines
L’extraction des matières premières est le point de départ de la fabrication de nos appareils. C’est une phase complexe tant les conditions et le contrôle de celle-ci induisent des impacts environnementaux et sociaux majeurs. Nous avons en moyenne dans chaque smartphone plus de 70 matériaux différents, dont des minerais et des terres rares. Ceux-ci sont répartis un peu partout sur la planète mais en quantité variable. Les mines sont majoritairement hors Europe. La majorité des réserves de coltant par exemple, élément primordial dans nos appareils, se situe en République Démocratique du Congo (RDC).
Cette quantité inégale, notamment pour les terres rares, « renforce notre dépendance à certains pays sur certains sujets » selon Ophélie C. Dans le cas de la RDC, l’exploitant du cobalt est en réalité en majorité chinois. Les exploitants ne sont que peu regardant quant aux conditions de travail des ouvriers dans les mines (j’évoque plus en détail ces conditions dans cet article). Il en est de même pour les conditions de raffinage, gourmand en eau et en produits chimiques.
Les exploitants de minerais détiennent cette souveraineté matérielle primaire à l’existence du numérique. Le contrôle des conditions d’extraction reste difficile pour des organismes indépendants. Pour Ophélie, il est possible d’avoir une plus grande visibilité et des possibilités d’évolution vers des méthodes plus responsables en diversifiant les fournisseurs, « une technique qui permet de palier aux dépendances fortes ».
Traçabilité de la fabrication
L’extraction de chaque minerai, leur raffinage, la conception des composants et leur assemblage devient alors un vrai mille-feuilles de fournisseurs. Plus il en existe dans la chaîne, plus il est difficile de contrôler les conditions d’extraction et de fabrication des composants. Dans une logique de rentabilité, les impacts sociaux et environnementaux ne priment pas. Le documentaire Complicit (dont j’ai dédié un article) aborde les conditions de fabrication plus en détails.
Pour connaître les impacts environnementaux liés à un appareil, l’incidence matérielle, aussi dit le material input per service unit (MIPS), est une méthode de calcul complète. On y calcule la quantité de ressources nécessaires à la fabrication d’un produit ou d’un service. Ce calcul n’est pas communiqué ou mit en place dans la plupart des mines. Vient la question suivante : En réouvrant des mines en Europe, serait-on plus à même d’évaluer les impacts et de les réduire ? Dans son article paru au Monde Diplomatique Quand le numérique détruit la planète, Guillaume Pitron résume : « Regarder ce qui entre dans un objet plutôt que ce qui en sort, voilà un renversement complet de perspective. »
Qui maîtrise les technologies ?
Maitrise des infrastructures réseau
Si la souveraineté des mines joue dans les rapports de force, la souveraineté des infrastructures réseau, utilisées quotidiennement par des milliards d’êtres humains, a son poids dans la balance. Anciennement détenus par les télécoms, les câbles sous-marins permettent le fonctionnement de 90% des connexions internet mondiales. Aujourd’hui, les GAFAM et les BATX (leurs confrères chinois, comprenez Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) partent à la conquête de ces grandes tentacules.
Pourquoi ? Recevoir et délivrer les informations plus vite, notamment pour vendre plus vite et améliorer le fonctionnement de son entreprise. Les enjeux environnementaux ici sont, contrairement au minage, au cœur des logiques d’installations. Celles-ci doivent pouvoir, au même titre que les datacenters sur lesquels nous reviendrons, fonctionner avec la crise climatique en cours. Ophélie Coelho, dans cette conférence, explique : « Les big tech ont une stratégie d’expansion territoriale (quant aux infrastructures, aux services…) ce qu’il fait qu’ils ont bien souvent un coup d’avance. Ils ont fait pas mal de prospective sur comment développer leur réseau dans une situation de crise climatique».
Les entreprises : nouvelles détentrices des savoirs et du pouvoir
En regardant la géopolitique du numérique, on comprend que l’on perd la maîtrise des technologies et des acteurs les concevant. Les nouveaux acteurs clés sont les entreprises privées. Big techs, prestataires incontournables mais plus discrets, fabricants. Ce sont eux qui régissent et définissent pour l’heure le numérique sur l’ensemble de son cycle. La détention du savoir est aussi un sujet quant aux impacts environnementaux du numérique. La majorité des technologies mises sur le marché sont conçues et entretenues par des entreprises privées. D’après Ophélie Coehlo « La maitrise des technologies, au vu de leur omniprésence et des situations de monopole, est un sujet central et qu’il faut aborder. Comment faire face si on est à la ramasse ? Comment ramener cette connaissance en Europe, en France, dans nos entreprises ? ».
Les technologies et services numériques quotidiennement utilisés par une grande partie de la population ne sont que très peu open-source. Ces technologies fermées, dont les lignes de code sont bien gardées, façonnent le numérique et nos usages. Or celles-ci ne sont pas connues pour leur éthique et leur sobriété. Libérer le code est important, l’open source permet plus de résilience dans les technologies. J’en parle en détails dans cet article dédié.
L’open-source est solution pour se réapproprier ces technologies et les façonner d’une nouvelle manière. On pourrait voir fleurir des technologies plus sobres, supprimant les fonctionnalités inutiles. Des logiciels plus éco-conçus à leur base sont un premier pas pour lutter contre l’obsolescence de nos appareils et alléger les datacenters.
Déséquilibre et réglementations : les États face au mur
Autre aspect pivot face à ces impacts : la régulation. Quand une entreprise est soumise à la régulation de notre pays, c’est beaucoup plus facile de la contrôler. Au contraire, la régulation peut sembler trop fébrile lorsqu’une entreprise est en dehors du sol d’un état ou lorsque celle-ci est trop puissante pour être régulée. Il arrive que des entreprises soient beaucoup trop grandes pour être maîtrisées et les géants du numérique en sont un bel exemple.
Dans l’article du Monde Diplomatique, Guillaume Pitron laisse la parole à M. Jaan Tallinn, le fondateur de Skype et du Future of Life Institute, qui travaille sur l’éthique des technologies : « Si les entreprises du numérique se révèlent plus puissantes que les pouvoirs de régulation qui s’exercent sur elles, le risque existe que nous ne soyons plus en mesure de contrôler leur impact écologique ». Ici, la nationalité de l’entreprise importe peu, mais sa puissance et le support apporté par son pays peut avoir un fort impact. C’est le cas des BATX où le support de la Chine est entier. Ophélie explique « La non-maîtrise des technologies affaiblit nos capacités de négociation avec ces acteurs comme avec les grands Etats qui les supportent, à commencer par la Chine et les Etats-Unis. ».
Géopolitique et environnement
Les enjeux environnementaux de notre siècle ont déséquilibré (plus que ce qu’il n’était déjà) les rapports géopolitiques et le développement des acteurs du numérique. Ophélie souligne dans le podcast Techologie, la difficulté depuis quelques années des constructeurs de centres de données à s’implanter dans des régions comme l’Arizona aux États-Unis, fortement soumise à la sécheresse. Ici alors « le fonctionnement des serveurs va peser sur le territoire. Dans un monde où les territoires à travers le monde vont être soumis à des pression différentes selon les conditions climatiques, le terrain, la géologie, on va avoir à faire avec des entreprises, des centres de données géants, qui vont aller taper dans les eaux souterraines, dans tous les cas il y aura des externalités négatives pour l’environnement »
Liaison avec l'actualité
L’année 2022 nous l’a montré également. La sécheresse de cet été a induit une tension forte sur l’eau : « ce qu’on va prendre à la terre pour une activité comme les datacenters, on ne va pas la donner pour une autre, comme l’agriculture ou les usages courants. En temps de sécheresse, cela a son importance. »
L’hiver n’est pas en reste. Face à la crise énergétique que la France et une partie de l’Europe connaissent, les centres de données doivent être parés. Pour prévoir les coupures d’électricité pouvant arriver cet hiver, les datacenters français se munissent de groupes électrogènes. Ceux-ci sont gardés en réserve pour prendre le relais afin d’éviter la mise hors-ligne des services stockés. En temps normal, leur usage reste à la marge.
Mais avec l’instabilité géopolitique en Europe, un groupe électrogène « sera, par exemple, capable de tenir pendant une semaine, contre 72h en temps normal. » déclare le leader français DATA4. Ces groupes, alimentés en fioul, contre-carre les efforts menés pour faire fonctionner les datacenters aux énergies renouvelables.
En conclusion
La souveraineté du numérique, et les impacts environnementaux qui en découlent, sont majoritairement liés à la matérialité du numérique. Infrastructure réseau, extraction des matières premières pour la fabrication de nos appareils, gestion des centres de données… Ces équipements sont bien souvent essentiels au fonctionnement du numérique, et certains l’ont bien compris.
La gestion de la plupart de ses étapes par des entreprises privées, souvent en position d’oligopole, induit un numérique presque entièrement façonné par leur soin. D’un point de vue éthique, de nombreuses choses sont à refaire (j’évoque notamment la souveraineté de données par ici).
Concernant les impacts environnementaux, ils sont connus de ces entreprises. Celles-ci ont un coup d’avance et prévoient leurs nouvelles infrastructures pour résister au changement climatique. Elles induisent aussi des impacts, qui passent largement après les aspects économiques.
Pistes de solution
En tant que citoyen, privilégier des technologies ouvertes, indépendantes et sobres limiterait ces impacts. L’un des premiers gestes reste d’allonger la durée de vie de ses appareils.
Enfin, les états jouent un rôle de régulation face à ces puissances. Ramener le savoir, investir dans des technologies françaises et ouvertes reste primordial pour avoir un minimum de poids contre Goliath.
A propos de l'auteur
Alizée Colin
Fondatrice & rédactrice
UX/UI designeuse, j’aspire à recentrer le web et ses outils dans un objectif de bien commun, tant bien environnemental que social. Nous sommes dans une ère où nous nous devons de réinventer notre manière de concevoir et de communiquer. Le numérique responsable en fait partie. Changeons les choses.
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